Aujourd’hui, après avoir vu passer une pub de Kung Fu Panda 4, j’ai eu envie de relire ce vieux texte. Je l’ai écrit et publié le 16 juin 2008, sur un de mes premiers blogs, alors même que, dans ma première expérience de comédien amateur, j’interprétais le grand Cyrano de Bergerac 1. Ce texte me rappelle donc tellement de bons moments que, en le relisant, j’ai eu envie de le republier dans mes psybonheurs. Néanmoins, j’hésite aussi à le glisser parmi mes psy’textes parce qu’il traite d’un sujet très sérieux et – même après 16 ans – toujours d’actualité : les préjugés basés sur l’apparence et, notamment, la grossophobie.
Je ne peux m’empêcher d’y voir un lien avec le plus récent texte que j’ai publié : Trouve ton Parent intérieur et dis-lui « Fuck You ! » 2. Cela dit, mis à part quelques petites nuances, je n’ai pas envie d’y changer quoi que ce soit.
José, 26 février 2024.
Hier, pour me relaxer, c’était la fête des pères après tout, je me suis payé un bon repas au Bâton-Rouge, – mon resto favori – un resto de prédilection pour les gros qui s’assument : de belles banquettes capitonnées, un dégagement entre la table et le siège suffisant pour ne pas comprimer les bedaines, des assiettes copieuses pour les affamés, des entrées savoureuses qui peuvent servir de repas pour les moins affamés, un service impeccable ; ils ont bien compris qu’il y a plusieurs gros qui maintiennent à flot leur entreprise. Puis, pour couronner la soirée, nous sommes allés digérer lentement au cinéma – je vais peut-être vous surprendre mais on n’a même pas eu besoin de pop-corn pour se satisfaire.
Je suis allé voir le dessin animé Kung-Fu Panda. Quel plaisir ! Je n’avais pas autant ri depuis mon premier Shrek. De voir ce gros bêta, bedonnant, gourmand et maladroit devenir le guerrier dragon qui sauve le monde est tout à fait réjouissant. À la manière de Shrek, mon alter ego, – vous comprendriez pourquoi si vous m’aviez vu en bobette et en camisole – le film brise les préjugés concernant le surplus de poids. Pire, il amène presque le spectateur à le valoriser. Au minimum, il conscientise ou fait réfléchir sur l’obsession de la minceur et la trop grande importance qu’on accorde au paraître – pas être – au détriment de l'être dans notre société. Dans ce film, ce sont vraiment les caractéristiques personnelles du gros panda qui vont faire la différence dans son combat contre l’incarnation du mal. Sa force d’inertie, sa capacité d’absorption des coups, son intérêt pour la nourriture, son imagination, son sens de l’humour et sa grandeur d’âme sont autant de caractéristiques qui sauront faire la différence.
Il m’a fait penser à Cyrano – un autre alter ego qui m’habite jour et nuit depuis quelques temps. Lui aussi doit se battre contre les préjugés sociaux, non pas parce qu’il est gros (à l’exception de mon Cyrano – celui que j’interprète) mais parce qu’on le considère laid avec son grand nez.
Le Vicomte, suffoqué.
Ces grands airs arrogants !
Un hobereau qui... qui... n’a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !
Cyrano
Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.
Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,
mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
je ne sortirais pas avec, par négligence,
un affront pas très bien lavé, la conscience
jaune encore de sommeil dans le coin de son œil,
un honneur chiffonné ! Des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
empanaché d’indépendance et de franchise ;
ce n’est pas une taille avantageuse, c'est
mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,
et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,
retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,
je fais, en traversant les groupes et les ronds,
sonner les vérités comme des éperons.
Le Vicomte
Mais, monsieur...
Cyrano
Je n’ai pas de gants ? ... la belle affaire !
Il m’en restait un seul... d’une très vieille paire !
– lequel m'était d'ailleurs encor fort importun :
je l’ai laissé dans la figure de quelqu'un.
Le Vicomte
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !
Cyrano, ôtant son chapeau et saluant comme si le
vicomte venait de se présenter.
Ah ? ... et moi, Cyrano-savinien-hercule
De Bergerac.
(rires.) 3
Une amie m’a avoué cette semaine que la première fois qu’elle m’avait rencontré, mon apparence physique lui avait fait penser que j’étais une sorte de Bougon 4 sur le BS. C’était amené gentiment avec des excuses sincères, convaincue qu’elle était de s’être trompée sur mon compte. Et moi, de lui répondre tout bonnement : « Je pense que tu as en partie raison. » Bien que je laisse le côté magouilleur des Bougon à mon frère, je ne cache pas mon origine BS – ma mère l’a été toute sa vie après la mort de mon père – et peut-être même qu’inconsciemment, je cherche parfois à le valoriser, à l’élever à un sommet dont je pourrais être fier. C’est une sorte de flambeau qui sert à rappeler à tous que le monde des apparences, du paraître de notre société est complètement vide de sens.
Mon apparence est aussi peu importante que celle de ma voiture, de mon gazon, de la décoration de ma maison... Je m’en fous royalement ! Ça ne m’intéresse même pas. Chaque fois que je pense aux apparences, c’est sur le coup de la culpabilisation sociale, des je dois et des il faut de ce monde, pour avoir l’air correct aux yeux des autres. Ça me donne juste le goût de me rebeller, de m’habiller comme Ramon – un autre alter ego de la pièce – et d’aller dîner au Reine-Élizabeth – pour comprendre, il faut avoir vu la pièce ou simplement jeter un coup d’œil à la figure 2.
Comme psychologue, j’ai de la difficulté à répondre positivement aux personnes qui veulent, pour se valoriser, transformer leur apparence en se concentrant sur l’extérieur afin d’avoir, intérieurement, une meilleure estime de soi. J’ai trop souvent vu des absurdités contre nature être sanctionnées par les spécialistes de la santé, au nom de l’estime de soi et de la confiance en soi : brochage de l’estomac aux multiples effets secondaires (pour les gens trop gros), coupage et rallongement des jambes par processus de recalcification des os (pour les gens trop petits), chirurgie esthétique à répétition (pour les gens trop laids). Il y a un problème de taille quand tu en es rendu à ta dixième chirurgie, qu’on ne voit plus que ta peau et tes os et que tu ne t’aime pas davantage. C’est pourtant ce qui se passe pour plusieurs.
Vous n’avez pas idée du nombre de belles femmes qui viennent me voir, qui sont bourrées de complexes et qui, malgré tous les efforts qu’elles font (suivre des régimes à répétition, fréquenter les centres sportifs, soigner leur apparence physique, se vêtir comme des cartes de mode, se lancer dans des défis de séduction pour prouver qu’elles sont des femmes sexy, développer leur gentillesse et leur délicatesse, améliorer leur efficacité au travail, à la maison, au lit), ont toujours une aussi faible estime de soi.
C’est parce que l’estime de soi est avant tout reliée à l’image intérieure. Tant que vous ne réussissez pas à valoriser cette image intérieure, la rénovation extérieure n’aura aucun impact. Ceux et celles qui réussissent commencent par un long processus de valorisation de soi à partir de ce qu’ils sont vraiment (valoriser l’être avant de tenter de modifier le paraître). C’est, à mon avis, le seul gage d’une transformation à long terme.
Pour s’aimer vraiment, il faut se libérer de la pression sociale et c’est ça le plus difficile. La société pousse toujours dans le sens de la normalité; c’est la loi de la moyenne qui prime. Les extrêmes sont tolérés ou valorisés en autant qu’ils correspondent à l’idéologie dominante, celle qui fait la norme. C’est pour cette raison que, selon l’époque par exemple, la pondération acceptable n’est pas la même. Parfois l’extrême minceur est valorisée, parfois elle est décriée. Un jour les grosses personnes sont un gage de santé, un autre jour elles sont le fléau responsable de la montée des coûts de la santé. À quand la chasse aux gros pour avoir des déductions d’impôt ?
« Il faudrait peut-être commencer à prendre un peu de recul par rapport à la quête fébrile de la santé. Cette grande vague de folie est en train de nous rendre tous malades de honte et de culpabilité. Arrêtons de croire que notre valeur est inversement proportionnelle à la quantité de gras que nous mangeons et directement proportionnelle au nombre de kilomètres que nous « joggons ». Quand donc cesserons-nous de nous juger et de juger les autres sur le fait qu'ils se préoccupent ou non de leur santé ? Le jugement des gens au nom de la santé constitue actuellement l'un des pires lieux d'intolérance dans notre société. Au Moyen Âge, les Dominicains se sentaient tout à fait en droit de brûler sorcières et hérétiques au nom de la foi en un seul et vrai Dieu, une cause qu'ils considéraient plus élevée que la vie elle-même. Les fanatiques de la santé semblent aujourd'hui avoir la même bonne conscience lorsqu'ils attaquent et stigmatisent les gros et les pseudo-gros au nom de la lutte contre le diabète et les maladies cardio-vasculaires. Peu importe les blessures morales qu'ils infligent à travers leur guerre sainte contre la graisse, ils affirment agir pour le bien des gens. Ils luttent pour une noble cause, l'augmentation de la longévité de la population générale, la petite coche statistique de plus. Au nom de l'augmentation de leur longévité, ils sont prêts à rendre infernale la vie de milliers de personnes. Tenir compte de sa santé devrait être un choix et non un enjeu moral. La modification de ses habitudes de vie devrait s'appuyer sur des motifs comme la recherche d’un plus grand bien-être et non sur l’évitement de la réprobation sociale » (Bourque, 1991, p. 153) 5.
Le gros panda m’a fait réaliser une des fonctions essentielles des tissus adipeux : la protection. Biologiquement, la graisse protège du froid, de l’invasion de certaines toxines et même de certaines blessures qui, autrement, pourraient être mortelles (il faut enfoncer ses crocs plus profondément pour blesser un gros). Je pense que beaucoup de personnes restent grosses parce qu’elles se protègent des attaques extérieures, principalement des pressions sociales, des préjugés faciles, des regards désapprobateurs. C’est un beau paradoxe : plus on met de la pression sur un gros pour qu’il change, plus il va grossir. Peut-être que finalement, ce processus n’est pas si innocent que ça. Peut-être que dans le fond, si les gros deviennent de plus en plus gros, notre vision de nous-mêmes risque de s’améliorer. Une cliente m’a déjà dit qu’elle prenait un malin plaisir à faire grossir sa sœur pour se sentir plus mince; elle lui faisait des petits gâteaux tous les jours. Que c’est gentil, ça !
« Si nous voulons parler des liens entre la santé mentale et le poids, je suggérerais qu’on prenne bien soin de replacer les choses dans l’ordre où elles apparaissent : en général, on ne devient pas gros parce qu’on a des problèmes psychologiques, mais si on est gros, on risque de développer des problèmes psychologiques parce qu’on vit dans une société qui nous renvoie une image négative de soi-même. Cet ordre n’est pas indifférent puisqu’il identifie la source du problème et, par le fait même, le sens des solutions à apporter : si les difficultés vécues par l’obèse ne proviennent pas d’une quelconque fragilité psychique mais plutôt d’une image négative, les solutions doivent aller dans le sens de l’organisation de groupes de support et de dénonciation des préjugés et de la discrimination plutôt que dans celui de la psychothérapie axée sur le renforcement du moi. De façon générale, l’obèse souffre moins d’un problème du moi que d’un problème du eux. » (Bourque, 1991, p. 174) 5.
Cette dernière phrase-là – comme m’a suggéré ma femme – devrait être généralisé à tous les marginaux et affiché en lettres gravées dans la pierre.
Sans les préjugés sur la beauté, à l’époque de Cyrano, Roxane serait bien tombée en amour avec lui avant sa mort. C’est la force d’Edmond Rostand d’avoir montré toute l’absurdité du pouvoir des préjugés qui favorisent le paraître au détriment de l’être. Tout au long de la pièce, Roxane est en amour avec l’être profond que Cyrano met sur papier, mais elle s’imagine plutôt être amoureuse de cet imbécile de Christian qui n’a, à peu près, que la beauté comme qualité personnelle. Si elle avait vu chez Cyrano autre chose qu’un homme à gros nez, elle n’aurait pas fini sa vie au couvent. Mais sa vision était entachée par le poids des préjugés.
L’obsession du monde médical pour l’amaigrissement relève, bien plus que de véritables considérations de santé, de l’intégration du modèle esthétique actuel et de ce qu’il sous-tend comme valeurs morales. Vous avez un doute sur les préjugés véhiculés dans le réseau de la santé ? Demandez à un obèse ce qui se passe en consultation. Comme le dit Mme Bourque : « qu’il aille consulter pour un orgelet ou pour un mal de gorge, on lui expliquera (le plus sérieusement du monde !) que sa guérison passe par l’amaigrissement. » Si ce n’est pas ça être dominé par des préjugés valorisés par une société intolérante vis-à-vis des différences, je ne sais pas ce que c’est.
C’est ce que j’aime avec des films comme Kung-Fu Panda : à sa façon, en nous faisant rire et nous détendre, il contribue à modifier nos préjugés. Et nous avons bien besoin dans cette société de la valorisation du vide de faire tomber les préjugés qui contribuent à nous faire passer à côté de l’essentiel : vivre ensemble, rencontrer des gens magnifiques, tisser des liens d’amitié et d’amour, profiter de chaque instant…
Je vous laisse sur une citation du film, celle d’Oogway, la tortue maître du gros panda :
« Hier est derrière, demain est mystère, et aujourd'hui est un cadeau, c'est pour cela qu'on l'appelle le présent. » 6
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Notes, références et légendes des figures (numérotées de haut en bas)
Fig. 1 : Détail de l’affiche du film Kung Fu Panda. 6
Fig. 2 : Montage photo souvenirs après ma première pièce de théâtre. 1
1 : J’ai joué le rôle de Cyrano au Café-Théâtre de Chambly en juin 2008. Notre metteur en scène, Michel Paquin, avait décidé d’ajouter l’acte 1 de Cyrano De Bergerac à la pièce à sketchs que nous présentions : La même chose s’il vous plaît, une comédie de Pascal Martin. J’y jouais aussi Ramon, un réalisateur de film porno.
2 : Texte écrit en collaboration avec Marie-Pascale Michaux qui décrit le Parent intérieur que nous avons en chacun de nous et qui propose des manières de composer avec lui pour qu’il ne soit plus une gêne à notre épanouissement personnel.
Voir : CA-1 : Trouve ton « Parent intérieur » et dis-lui « Fuck You ! » .
3 : Extrait de Cyrano de Bergerac (Acte 1, p.44). Une comédie héroïque en 5 actes, en vers, d’Edmond Rostand (1897). Dans un document extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF).
4 : Les Bougon est une série télévisée écrite par François Avard et Jean-François Mercier, diffusée à la Télévision de Radio-Canada (2004-2006).
Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Bougon,_c%27est_aussi_%C3%A7a_la_vie!
5 : Bourque, D. (1991). À 10 kilos du bonheur : L’obsession de la minceur. Ses causes. Ses effets. Comment s'en sortir, Éditions de l’homme.
6 : Kung Fu Panda est un film d’animation de Mark Osborne et John Stevenson, produit par DreamWorks Animation (2008).