Il y a parfois de drôles de coïncidences dans la vie qui nous font immédiatement penser à la synchronicité. Je viens tout juste de regarder le film Rocket Man (le biopic d’Elton John) qui passait à la télé – que je zappais depuis un moment déjà – alors que je terminais aujourd’hui même ma lecture du classique d’Alexander Lowen (publié en anglais en 1967), Le corps bafoué1. Et dire que je lisais ce vieux bouquin qui traînait dans ma biblio en attendant de me procurer celui de Jack Lee Rosenberg (Le corps, le soi et l’âme2) un peu plus récent (1989) et directement lié à ma formation en PCI (Psychothérapie Corporelle Intégrée) que je poursuis depuis octobre 2019.
Cette expérience m’a complètement bouleversé! Plusieurs scènes provoquaient chez moi de longs frissons d’émotion qui stimulaient, après coup, une multitude de réflexions. À travers la vie d’Elton, j’avais l’impression de voir une étude de cas mettant en lumière les défenses « schizoïdes » décrites par Lowen. En plus, ses parents ressemblaient beaucoup au modèle dont parle Lowen quand il tente d’expliquer le type de relation parentale pouvant entrainer le développement de telles défenses chez un enfant.
La scène où – attention au spoiler – en pleine désintoxe, Elton retrouve le jeune Reginald (lui enfant) qui lui demande « quand est-ce que tu me serre », m’a fait pleurer pendant de longues minutes. Il faut dire que je venais d’assister à une série de scènes illustrant très bien la froideur et le manque d’amour et de compréhension de ses parents. En versant mes larmes, je me suis rappelé comment il est impossible d’obtenir de nos parents, ici et maintenant, ce que nous n’avons pas obtenu d’eux quand nous étions enfants; nous sommes les seules personnes à pouvoir le faire, avec nous-même. Alors, lorsque l’adulte sur le chemin de la guérison (Elton) a pris dans ses bras son petit garçon intérieur (Reginald) pour lui donner cet amour et cette bienveillance qu’il avait tant cherchés chez les autres, je l’ai accompagné. Dans une longue étreinte imaginaire et physique (je me suis serré moi-même dans mes bras), j’ai senti au fond de moi à quel point je pouvais être présent pour moi-même… et ça goûtait très bon!
Quelques minutes plus tard, dans le film, Elton exprimait à son meilleur ami sa peur d’être un moins bon artiste s’il arrêtait de consommer. Celui-ci, après un rire complice, lui dit que c’est parce qu’il craint surtout de ressentir à nouveau. Je suis persuadé que quelqu’un impliqué dans la création de ce film, si ce n’est Elton lui-même, a lu le livre de Lowen. Parce que c’est de ça dont il parle dans son livre, l’importance de ressentir, de prendre conscience de ce qui se passe dans notre corps, de notre vitalité, pour être capable de vivre et d’aimer vraiment.
J’ai eu rapidement envie de partager les extraits du livre qui m’ont aidé à mieux comprendre ma propre conscience corporelle – encore un peu déficiente je dois l’avouer – qui a ressemblé trop longtemps à celle de ma mère et parfois à celle d’Elton. Je me suis dis que ce texte constituerait une petite introduction à la PCI, l’approche qui déteint progressivement sur moi, sur ma vie personnelle et professionnelle.
Le « schizoïde » de Lowen
- Le fait d’éviter toute relation intime avec autrui. Réserve, goût de la solitude, timidité, sentiments d’infériorité.
- L’incapacité à exprimer directement de l’hostilité ou des sentiments agressifs. Sensibilité à la critique, méfiance, besoin d’approbation, tendances à nier ou à déformer.
- Une attitude autistique. Introversion, vie imaginaire trop intense.
- L’incapacité de se concentrer, l’impression d’être abruti ou anesthésié, l’impression d’être détaché de la réalité.
- Des explosions hystériques, qu’elles soient causées ou non par des provocations apparentes, telles que des hurlements, des vociférations, des crises de colère.
- L’incapacité à ressentir des émotions, en particulier le plaisir, et l’absence de réactions émotionnelles envers autrui, ou des réactions exagérées de surexcitation, et des manies.
Les critères diagnostics (voir le DSM-5) ont bien changé en 50 ans; si bien que, de nos jours, ce genre de description se retrouve dispersée dans les caractéristiques associées à plusieurs troubles mentaux comme, par exemple : la schizophrénie, le TSA (Trouble du Spectre de l’Autisme) ou les troubles de personnalité schizoïde et/ou schizotypique. Cependant, cette citation décrit bien un système de défense psychologique qui m’est familier et j’ai l’impression qu’Elton s’y reconnaîtrait aussi. À bien des égards, je me suis comporté régulièrement comme ça dans ma vie mais, d’une manière encore plus évidente, j’ai l’impression de voir une description des schémas de survie de ma mère.
Je vous rassure tout de suite : vous pouvez vous reconnaître dans cette description sans toutefois être aux prises avec un trouble mental; il est plus probable que vous y reconnaissez les schémas comportementaux de défense très répandus encore aujourd’hui dans notre société qui consistent principalement à se couper de notre corps pour éviter de ressentir toute expérience psychobiologique désagréable et/ou menaçante.
Pour expliquer la dynamique des défenses schizoïdes, Lowen parle de la peur qui est souvent vécue comme de la terreur. Les peurs, celles que l’on a refoulées, invisibles et innommables, « survivent dans l’inconscient, y gardant l’emprise terrifiante qu’elles avaient sur l’enfant. Quand un patient réussit à se libérer de l’emprise de cette terreur, certaines de ses composantes apparaissent. Ce sont la peur d’être abandonné, la peur d’être détruit et la peur de détruire quelqu’un » (p.46). Dans la PCI, on reprend cette peur d’abandon à laquelle on a ajouté, comme à l’autre bout du spectre, la peur de l’envahissement (j’y reviendrai dans un prochain article). Personnellement, je crains autant d’être rejeté ou abandonné que d’être envahi par les autres et, chez moi, ces peurs provoquent des mécanismes de survie et de défense qui ressemblent parfois au « schizoïde » de Lowen.
« Le schizoïde prend peur d’exprimer les demandes qui lui permettraient d’obtenir satisfaction. Le fait de se tendre vers le monde évoque dans son esprit une vague impression de terreur. Il se protège de cette terreur en limitant son environnement et en réduisant ses domaines d’activité. […] L’inhibition de l’agressivité, la réduction des activités et la nécessité de garder le contrôle imposent à l’organisme une rigidité qui limite l’assurance des mouvements. Les impulsions sont restreintes et, peu à peu, leur quantité diminue. Le schizoïde a refoulé ses désirs parce qu’il avait peur, et il en arrive à ne plus savoir ce qu’il désire. La négation du plaisir le mène au rejet de son corps. Pour arriver à survivre face à la terreur, il « étouffe » son corps en limitant sa respiration et sa motilité. » (p. 47-48)
Avez-vous déjà vécu cette impression d’être déconnecté de vous-même, de ne pas savoir ce que vous ressentez vraiment et ce dont vous avez envie? Qu’est-ce que je veux? Qu’est-ce que je désire réellement? Chez moi, la réponse habituelle à ces questions ressemblait à quelque chose de passe-partout comme « peu importe », « n’importe quoi », ou « comme vous voulez ». C'était de façon à ne pas déranger ou à ne contrarier personne. À l’époque, je n’avais pas conscience que, pour ne pas déranger, je devais cesser d’exister, m’éteindre et limiter tout signe de ma vitalité. En fait, j’étais désincarné : je disais des mots « gentils » en restant le plus calme possible, comme si j’étais là alors qu’en réalité, j’étais ailleurs, dans ma tête, dans mon imaginaire, pour ne pas ressentir ma terreur.
« La connexion intime qu’il y a entre respirer, bouger et sentir est connue de l’enfant, mais l’adulte l’ignore en général. Les enfants savent que retenir la respiration supprime les sensations et les impressions désagréables. Ils rentrent le ventre et immobilisent le diaphragme pour diminuer l’anxiété. Ils restent immobiles pour éviter de se sentir effrayés. Ils « étouffent » leur corps pour ne pas sentir la douleur. En d’autres termes, quand la réalité devient insupportable, l’enfant se retire dans un monde d’images où son Moi compense la perte de sensibilité de son corps par une vie imaginaire plus active. Mais l’adulte, dont la conduite est gouvernée par l’image, a refoulé le souvenir des expériences qui l’ont obligé à « étouffer » son corps et à abandonner la réalité. » (p.14)
Fuite dans l’imaginaire et masque des gens heureux
« Bien sûr, il s’agit d’une fuite du réel, mais quand le réel est fou, il faut s’en protéger. Ne pourront se sauver que les enfants qui savent rêver » (Cyrulnik, 1999, Un merveilleux malheur)
J’adore cette citation parce qu’elle m’aide à faire la paix avec mon enfance et mes défenses « schizoïdes ». Je sais que je me suis mis à préférer le rêve à la réalité pour survivre au chaos. On dit qu’on doit honorer nos défenses pour tout le travail de survie accompli; être bienveillant envers cette partie de nous-même qui, comme nos vétérans, est allée au combat pour défendre une cause qu’elle croyait nécessaire.
Lowen, pour sa part, nous parle des conséquences de cette fuite de la réalité.
« Nous ne vivons la réalité du monde que par l’intermédiaire de notre corps. Nous recevons des impressions de l’environnement externe parce qu’il empiète sur notre corps et affecte nos sens. À notre tour, nous répondons à cette stimulation en agissant sur l’environnement. Quand le corps est relativement dépourvu de vitalité, les impressions reçues et les réactions diminuent. Plus le corps a de vitalité, plus il perçoit la réalité avec acuité, et plus il y réagit vivement. Nous savons tous par expérience que si nous nous sentons en forme et plein d’entrain, nous percevons le monde de façon plus vive. En période de dépression, le monde nous semble dépourvu de couleurs.
La vitalité du corps dénote son aptitude à ressentir. En l’absence de sensations, l’aptitude du corps à recevoir des impressions ou à réagir envers des situations « s’étouffe ». Celui qui « s’étouffe » émotionnellement se tourne vers l’intérieur : les pensées et les rêveries remplacent alors la perception et l’action, l’image compense la perte de la réalité. Une activité mentale exagérée se substitue au contact avec le monde réel et peut produire une fausse impression de vitalité. Mais, en dépit de cette activité mentale, l’étouffement émotionnel se manifeste physiquement. Nous constatons que le corps paraît « étouffé » ou peu vivant. » (p.13)
Personnellement, il y a des défenses schizoïdes décrites par Lowen que j’ai très peu utilisées sauf pendant une partie de mon adolescence où je me cachais « entre la peinture et les murs ». À l’exception d’un ou deux amis, je ne répondais pas aux autres jeunes qui m’abordaient, encore moins si c’était une fille. Même des questions directement posées, droit dans les yeux, ne récoltaient aucune réponse. Comme Elton qui n'existait vraiment que lorsqu’il jouait de la musique (avec tellement de génie), je vivais un peu plus dans mes cours d’arts-plastiques et lorsqu’on faisait de l’art dramatique dans mes cours de français (avec quand même un peu moins de génie). Sauf lorsque je créais, mon regard était fuyant et éteint comme celui des schizoïdes.
« Les yeux sont les fenêtres du corps. Bien qu’ils ne révèlent pas nécessairement ce que l’on pense, ils indiquent toujours ce que l’on ressent. Comme les fenêtres, ils peuvent s’ouvrir ou se fermer, se voiler ou s’éclaircir. […] Si le schizoïde est incapable de fixer son regard, c’est à cause de son anxiété au sujet des émotions qui pourraient transparaître dans son regard. Il a peur de laisser ses yeux exprimer fortement la peur ou la colère parce que cela lui ferait prendre conscience de ces émotions. Regarder en exprimant une émotion équivaut à prendre conscience de cette émotion. Pour supprimer l’émotion, il faut que le regard reste vide, lointain. Le manque d’expression du regard, tout comme le manque de réactions physiques, fait partie de la défense schizoïde contre l’émotion. » (p. 66)
Quand je pense au regard du schizoïde, je me rappelle celui de ma mère et, plus particulièrement, des différents masques qu’elle portait en permanence. Je n’avais jamais l’impression d’être en contact avec la vraie personne derrière le masque.
« On a dit que le visage schizoïde avait un caractère de masque. Il lui manque la gamme normale d’émotions qui donne son aspect vivant au visage d’une personne normale. Ce masque peut prendre diverses expressions; il peut présenter l’ahurissement du clown, l’innocence et la naïveté de l’enfant, l’air entendu du blasé, l’arrogance de l’aristocrate. Sa caractéristique est un sourire « figé » auquel le regard ne participe pas. On peut reconnaître ce sourire schizoïde typique par : 1) son caractère immuable, 2) son manque d’à-propos, 3) son absence de relation avec une sensation de plaisir. On peut l’interpréter comme une tentative pour soulager la tension de ce visage semblable à un masque quand surgissent des émotions que le schizoïde ne peut ni exprimer ni communiquer. Le sourire cache et nie l’existence de toute attitude négative. » (p. 66-67)
Je sentais tous les jours que ma mère souffrait derrière son sourire qu’elle gardait en permanence, même quand elle était toute seule, lorsqu’elle n’avait pas pris conscience de ma présence. Son sourire devenait juste plus grand quand elle m’apercevait, mais il me semblait toujours aussi faux. Même lorsqu’elle s’animait en chantant sa fausse bonne humeur. Je suis incapable d’apprécier la chanson « La ballade des gens heureux » (de Gérard Lenorman) tellement elle sonnait faux dans la bouche de ma mère. Dans une scène du film, Elton nous donne aussi un bel exemple lorsque, devant un miroir, il se pratique à afficher son plus grand sourire avant de monter sur scène alors qu’il ne va pas bien du tout.
Il m’arrive parfois de reproduire des rictus faciaux similaires à ceux de ma mère et, quand j’en prends conscience, cela me rebute comme lorsque j’entends sa chanson préférée. Pas que je n’aime pas ressembler à ma mère, je ne veux seulement plus me cacher derrière un masque. Cela me rappelle mon expérience de crise de panique dans l’un de mes cours d’art-thérapie : au moment où les bandelettes de plâtre ont commencé à durcir sur mon visage, bloquant en partie ma mobilité et ma respiration, j’ai eu peur de mourir. Et quand j’ai décoré mon masque une fois retiré de mon visage, il s’est transformé en double-face : un côté était tout noir alors que l’autre était de couleurs chaudes comme le magma. Un profil avait l’air d’un volcan en éruption, plein de vie, alors que l’autre sentait la mort comme le « masque mortuaire » que Lowen dit observer sur le visage du schizoïde. Depuis plusieurs années, je sens que cette énergie, cette force intérieure, cette vitalité a envie d’exister vraiment – et le fait heureusement de plus en plus – sans se cacher derrière un masque. Mais c’est difficile de reprendre pleinement contact avec cette vitalité.
« L’esprit du schizoïde est pris au piège dans un corps figé. Alors qu’il rêve d’accomplissement personnel, son énergie n’est pas disponible pour son plaisir personnel. Son énergie est ligotée par des tensions musculaires chroniques, son esprit est verrouillé par les émotions refoulées. » (p. 84)
Dissociation du corps
En PCI, on parle de mécanisme dissociatif pour décrire cette façon de se couper de notre corps. Lowen parle de dépersonnalisation.
« C’est l’inhibition de la respiration et des mouvements qui constitue le mécanisme de la dépersonnalisation. […] On ressent une impression de terreur, cachée en arrière-plan, que l’on perçoit consciemment comme « une sensation étrange », et contre laquelle l’organisme se défend en « s’étouffant ». […] Une fois la dépersonnalisation accomplie et le Moi scindé du corps, on entre dans un cercle vicieux. Tant que l’on sépare le corps et les perceptions, les sensations physiques donnent l’impression d’être étranges et terrifiantes. Si l’image du corps n’est pas adéquate, l’esprit ne peut pas interpréter correctement ce qui arrive au corps. C’est pourquoi l’hypocondrie est un symptôme si fréquent chez les personnes présentant des tendances schizoïdes. Là où une personne normale comprendrait, et par conséquent tolérerait, des phénomènes tels qu’un serrement de gorge, des palpitations cardiaques ou des gargouillements intestinaux, le schizoïde réagit avec une crainte exagérée. » (p. 90)
J’ai observé cette difficulté de perception inadéquate chez plusieurs de mes clients aux prises avec un TAG (Trouble d’anxiété généralisé). Il est difficile de se rassurer sans une conscience réelle de ce qui se passe dans notre corps; à force d’étouffer nos sensations corporelles, on peut facilement imaginer le pire. Et Lowen décrit bien comment cette dissociation du corps peut même entraîner des difficultés dans la vie sexuelle.
« L’excitation génitale est ressentie comme une force étrange et troublante qu’il faut éliminer et décharger. Ceci conduit à une sexualité compulsive, sans discrimination et sans affection. Un comportement de ce type permet de calmer l’excitation génitale, mais comme l’ensemble du corps ne s’engage pas émotionnellement, il ne peut procurer ni satisfaction ni plaisirs positifs. […] L’expérience montre que lorsque la vitalité du corps augmente, le comportement sexuel compulsif et la promiscuité cessent. La sexualité prend une nouvelle signification pour le patient. Elle représente un désir d’intimité plutôt que le moyen de calmer une tension désagréable. Elle devient une expression d’amour et d’affection. À ce nouveau stade, le patient éprouve son excitation génitale comme une part de l’ensemble de sa sensibilité et il la trouve donc agréable. » (p. 91)
Je ne me pencherai pas ici sur mon histoire personnelle avec la sexualité, je me contenterai de dire cependant que ma formation en PCI et cette lecture de Lowen ont amené un nouvel éclairage sur ce que j’ai vécu comme adolescent qui découvre sa libido. Je me rends compte que ce n’était pas simple de m’épanouir dans un corps bafoué.
« La sexualité et la mort sont inextricablement entrelacées dans une personnalité scindée. La peur de la sexualité, c’est la peur de la mort. Quand on lutte pour rester en vie, tout ce qui menace de saper la maîtrise de soi constitue un danger mortel. La sensibilité sexuelle présente un tel danger. » (p. 112)
Je réalise l’importance de l’influence de ma mère sur mon développement relationnel. Ma mère, elle-même scindée en deux, était incapable d’un vrai contact affectif, mal à l’aise avec l’intimité. Veuve depuis que j’ai 3 ans, aucun autre homme que mon père n’est entré dans sa vie à ma connaissance. Elle proclamait haut et fort être allergique à deux choses seulement : « les bananes et les hommes ». Comme bien des mères monoparentales, elle consacrait totalement son temps et son énergie à ses enfants en s’oubliant complètement. Mais en se coupant d’elles-mêmes, ces mères peuvent, sans le vouloir, priver leurs enfants d’un précieux contact affectif. Dans le biopic d’Elton, c’est surtout le père qui semble scindé en deux et qui témoigne très bien de ce que dit Lowen ci-dessous, à propos de certaines mères.
« Quand la mère a peur de l’intimité, l’enfant est conscient de cette peur et l’interprète comme un rejet. Si une femme a honte de l’intimité physique, il se développera chez son enfant une impression de honte au sujet de son propres corps. […] Si l’on n’accueille pas par une réponse chaleureuse la demande de contact de l’enfant, il grandira avec l’impression que nul ne se soucie de lui. Il se peut même qu’il s’aperçoive que s’il insiste sur ce besoin de contact physique, cela éveillera chez ses parents une réaction hostile. Il supprimera alors son désir d’intimité, pour éviter de souffrir de ses aspirations non satisfaites. Et il apprendra que pour survivre il faut supprimer le désir et la sensibilité. De plus, éprouver une violente nostalgie revient à se sentir abandonné, ce qui est l’équivalent de la mort pour l’enfant. Comme cette nostalgie se centre sur l’intimité, le fait d’éviter l’intimité physique sert à tenir refoulée la peur de l’abandon. » (p. 113-114)
La dissociation (ou dépersonnalisation) entre le corps et l’esprit prive la personne (enfant ou adulte) d’un contact privilégié avec ses forces intérieures, avec sa vitalité et son agressivité.
« Dans le vocabulaire psychologique, le terme « agressivité » n’est pas lié au résultat de l’action. Un mouvement agressif peut être constructeur ou destructeur, tendre et aimant ou bien haineux et cruel. Le terme en lui-même indique que l’action « se dirige vers » quelque chose au lieu de « s’en éloigner ». Ce sont les actes agressifs qui permettent les relations avec autrui, avec des objets, des situations. C’est pour cela que l’agressivité est syntone au Moi. Elle a pour but la satisfaction des besoins. L’opposé psychologique de l’agressivité, c’est la régression. Une conduite régressive consiste à délaisser un besoin et à retourner à un niveau de comportement où ce besoin n’est plus ressenti comme impératif. Comme c’est au niveau du monde extérieur que les besoins sont satisfaits, l’agressivité indique que l’on est orienté vers la réalité. La régression consiste à tourner le dos au monde, à s’éloigner de la réalité, à se retirer dans l’illusion. » (p. 130)
En fait, on peut penser qu’une personne qui ne se coupe pas de son corps sera capable de prendre conscience de son besoin, de mobiliser son agressivité pour s’activer vers une véritable satisfaction et de ressentir qu’il est comblé. En revanche, une personne dissociée de son corps a de la difficulté à ressentir ses besoins et, quand elle perçoit un manque, elle a tellement peur de sa vitalité et de l’agressivité dont elle a besoin pour atteindre la satisfaction, qu’elle a tendance à fuir dans l’imaginaire. Elle se crée une illusion de la satisfaction de besoins qui, eux-mêmes, sont de toute façon de l’ordre d’une idée (« je pense qu’il est temps de manger ») plutôt que du ressenti (« j’ai faim! »). De plus, en se coupant des informations de son corps, elle a tendance à rejouer avec les mêmes enjeux du passé qu’elle ne comprend pas.
« La signification émotionnelle des tensions musculaires n’est pas comprise de façon adéquate. Les conflits émotionnels infantiles non résolus se structurent au niveau du corps et se traduisent par des tensions musculaires chroniques; celles-ci réduisent le corps en esclavage en limitant sa motilité et son aptitude à éprouver des sensations. Avant de pouvoir atteindre la liberté intérieure, on doit éliminer ces tensions qui étreignent le corps – le moulent, le scindent et le déforment. Sans cette liberté intérieure, il est illusoire de croire que l’on puisse penser, sentir, agir et aimer librement. » (p.134)
Premières conclusions
« Au niveau psychologique, le problème schizoïde se manifeste par l’absence de perception de sa propre identité, et donc obligatoirement par une diminution des relations émotionnelles normales avec autrui. Au niveau physiologique, l’état schizoïde se manifeste par une perception de soi difficile, des déficiences de la fonction du plaisir, et des troubles respiratoires et métaboliques. Au niveau de la constitution physique, l’organisme schizoïde présente des anomalies de la coordination et de l’intégration. Il est ou trop rigide, ou trop avachi. Dans les deux cas, il lui manque la vitalité dont dépend une perception de soi adéquate. Sans elle, on perd la conscience de son identité et les symptômes psychologiques caractéristiques apparaissent. » (p.42)
« On peut montrer que les réactions psychologiques caractéristiques du schizoïde sont liées à son manque de perception de sa propre identité. Le schizoïde, dérouté par ce qu’il est et ne sachant pas ce qu’il veut, peut soit prendre l’initiative de se détacher d’autrui et se retirer dans un monde imaginaire intérieur, soit adopter une pose et jouer un rôle qui l’adapte apparemment à une vie normale. S’il prend une attitude de retrait, les symptômes dominants vont être le goût de la solitude, la méfiance et l’absence de contact avec la réalité. S’il joue un rôle, les symptômes dominants vont être la tendance à nier ou à déformer, la sensibilité à la critique, les sentiments d’infériorité, et il va se plaindre d’une impression de vide et de l’absence de satisfactions. Il peut y avoir alternance entre le retrait et l’activité, la dépression et l’excitation, avec des sautes d’humeur rapides ou exagérées. Le tableau schizoïde présente de nombreux contrastes. Certains schizoïdes sont extrêmement intelligents et créatifs. Leurs axes de recherche tendent cependant à être limités et un peu excentriques. D’autres, à l’apparence terne, mènent une existence vide, soumise et effacée. » (p.39)
Si, comme moi, vous vous reconnaissez un peu dans ce type de défenses « schizoïdes » qui consiste principalement à se couper des informations précieuses de son corps, je vous invite à vous intéresser davantage à l’approche de la PCI que je vais décrire plus en détail dans mes prochains articles. Je vous parlerai un peu moins de Lowen, d’Elton John, de ma mère et de moi – quoique, me connaissant – pour me concentrer plutôt sur l’approche d’intégration psychocorporelle développée par Rosenberg dont s’inspire beaucoup la PCI d’aujourd’hui.
Pour l’instant, je vous propose de prendre davantage le temps de respirer, car respirer est la meilleure façon de vous sentir vivant.
En fait, la PCI propose différentes stratégies pour favoriser et soutenir l’expansion de la vitalité, car plus cette vitalité est grande, plus il est facile de développer notre conscience corporelle et d’assouplir nos armures défensives de survie. Et comme vous l’avez deviné, la principale stratégie est de développer une respiration plus complète soutenue par une plus grande motilité. C’est dans le mouvement du corps qui respire pleinement qu’on se sent vivant et qu’on chemine vers la découverte de soi.
« La perception de l’identité naît d’une impression de contact avec son corps. Pour savoir qui l’on est, on doit être conscient de ce que l’on sent. On devrait connaître l’expression de son visage, sa façon de se tenir et la manière dont on bouge. Sans cette conscience des sensations et des attitudes de son corps, on se scinde en un esprit désincarné et un corps désenchanté.» (p. 10)
[1] Lowen, A. (1976). Le corps bafoué. Éditions du jour Tchou.
[2] Rosenberg, J.L. (1989). Le corps, le Soi et l’âme. Montréal : Québec/Amérique.