Bio-16 : Mère Teresa

Bio-16 : Mère Teresa

Quand je relis cette partie de mon journal (début 1980), je pense à la façon dont ma mère ouvrait sa porte à tout le monde qui était dans le besoin. Bien avant que je commence à écrire un journal ou que ce soit à la mode d’accueillir des réfugiés chez soi, ma mère nous a transformés régulièrement en famille d’accueil non officielle (non rémunérée).

Je me rappelle les trois petits Vietnamiens que nous avons gardés plusieurs mois au début des années 70. Je me souviens qu’ils étaient plus jeunes que moi et qu’ils avaient tendance à briser mes jouets ; notamment, ils avaient réussi à détruire le super terrain de jeu pour mes petits soldats et autres figurines que ma mère avait bricolé avec une grande planche de bois sur laquelle elle avait fixé des roches avec du plâtre. C'est étrange de constater maintenant combien nos préoccupations du moment étaient à des années lumières : moi, pauvre enfant d’une mère monoparentale sur le B.S. qui ne peut pas avoir de G.I.-Joe et qui se fait péter ses jouets ; eux, des enfants réfugiés d’un pays en guerre – on parle bien de la guerre du Vietnam (de 1963 à 1973) – séparés de leurs parents à un jeune âge, en immersion complète dans un monde d’extraterrestres qui parlent une langue incompréhensible. Avec le recul, j’comprends qu’ils aient eu envie de détruire mon jeu de guerre !

J’étais peu soucieux de leur sort, bien trop égocentrique pour ça. En même temps, le bon vouloir de ma mère m’incitait à m’ouvrir aux autres. Je me souviens que j’essayais de communiquer avec eux malgré notre incompréhension commune. Leurs noms me faisaient bien rire. J’avais tendance à les appeler en une seule expression, avec parfois un petit accent asiatique moqueur : « Enfant d’or ». Je pense que c’était : An, Fan et Lore (du plus âgé à la plus jeune ; de gauche à droite sur la première photo).

José, mars 2023

 

 

Ne laissez personne venir à vous et repartir sans être plus heureux. 
(Mère Teresa)

Premier février 1980. Ma mère invite Axel, un ami de mon frère qui a des problèmes familiaux, à venir vivre avec nous. Il est très serviable avec ma mère et amical avec moi. Nous allons faire des commissions ensemble comme deux frères. […]

On apprend que Serge est sorti avec Joséphine, une fille qui nous semblait tellement mieux que toutes ses autres blondes, et qu’il l’aurait laissée alors qu’elle était enceinte. Tout ça, pour retourner avec Louise. Ma mère appelle Joséphine pour vérifier la rumeur et elle lui confirme. Elle lui demanda la réaction de Serge quand elle lui a annoncé. Il aurait simplement dit : « C’est fait, c’est fait ! » Joséphine dit qu’elle l’avait annoncé à sa propre mère et qu’elle voulait garder l'enfant. Ma mère lui dit qu’elle pouvait toujours compter sur elle.

Le 6 février 1980. Mon frère est fou : il n’est pas capable de faire vivre une fille qu’il a mise enceinte, mais il va vivre dans un nid de coquerelles, avec une vieille pute sale de fumier pourri.  Ouf ! José n'y va pas avec le dos de la cuillère dans ce jugement vulgaire. On se demande tous, ma mère, plusieurs amis de Serge et moi, ce qu’il a dans la tête, ou même, s’il en a une. La police appelle ma mère parce qu’ils sont à la recherche de Serge. Il sera accusé de détournement de mineur si Louise ne retourne pas chez sa mère […]

José se souvient que c’est là que sa mère imagine un plan pour faire parler un ami de Serge. Elle veut lui faire peur en se faisant passer pour un policier. Elle modifie sa voix pour avoir l’air d’un homme qui ne plaisante pas et pour ajouter de la crédibilité à la mise en scène, elle demande à José de taper à la machine à écrire à côté du téléphone. José se souvient comment il s’amusait à faire sonner le « ding » de la machine à chaque fin de phrase imaginaire. Faut croire que ça ressemblait vraiment à un bruitage de poste de police parce que le gars en question a rappelé ma mère tout de suite après pour lui demander pourquoi elle avait donné son nom à la police. Et il lui répéta qu’il n’avait aucune idée où étaient Serge et Louise.

José est très surpris quand il relit l’extrait où je parle de cette histoire – moi, son journal intime, la source sûre ! – car il réalise que c’est Rick qui jouait le rôle du policier, guidé par ma mère. Rick était une connaissance de Serge, un peu plus vieux que lui, qui était devenu davantage un ami de ma mère. José se souvient que, pendant une longue période, Rick avait fait de nombreuses séances d’hypnose (à la Messmer) à l'appartement, en faisant participer les invités du moment. Sa soeur, ses amis et les cousines de sa mère s'étaient fait hypnotiser assez facilement, alors que lui, il n’était pas hypnotisable.

 

Ma mère a toujours eu un petit côté sorcier, pour autant qu’il est possible d’être une sorcière catholique. En fait, elle pouvait autant citer la bible que faire parler les cartes de tarot. Et elle avait parfois l’air d’une autochtone qui connaissait le secret des plantes médicinales. Elle maîtrisait une panoplie de recettes de grand-mère pour soigner votre corps ou votre âme. Pas étonnant qu’elle accepte de se livrer à des soirées d’hypnose à la maison ou de nous traîner au Salon des sciences occultes. En relisant mon journal de l’époque, je revois la scène où ma sœur participe à un spectacle d’hypnose public. Ma mère la laisse faire des singeries sur une scène avec d’autres adultes facilement hypnotisables, jusqu’à ce que l’animateur les entraînent dans un imaginaire tunnel de l’amour. Vous auriez dû la voir courir et monter sur scène pour sauver sa fille, qu’elle sort de la transe en faisant un signe de croix sur son front. 

José, mars 2023. 

  

II y a des moments où je me sens
comme une capsule vide, une chose sans consistance.

Je me sens si seule, si misérable.
(Mère Teresa)

Le 13 février 1980. Axel finit par avouer à ma mère que Serge et Louise vivent chez sa sœur. Ma mère les appelle et ils viennent chez nous pour discuter. Rick avertit ma mère que, si elle les laisse venir, ils reviendront très souvent (il parlait en connaissance de cause). Ma mère aurait dû l’écouter car, depuis, ils sont toujours là ! En fait, deux jours plus tard, Serge et Louise se sont fait attraper par la police qui a demandé à ma mère de garder Louise le temps qu’une assistante sociale prenne une décision dans le dossier. C’est comme ça que la famille s’est dangereusement agrandie.

José se rappelle combien il s’est senti envahi : beaucoup trop de monde habitait chez lui ! Pour commencer, il y avait Serge, Louise, Axel, Colombe, sa mère et lui-même. Puis, les visiteurs réguliers : Rick, sa blonde, Joséphine (qui devint éventuellement la blonde d’Axel), Denise (la cousine de sa mère) et son mari Bart, ainsi que presque toute la fratrie de Denise. José se rappelle que, pendant une semaine complète, sa mère n’avait pu leur servir que de la soupe comme repas principal. Et si la visite de Denise et des membres de sa famille faisait plaisir à José, ce n’était pas du tout le cas pour la présence constante de Louise et Serge.

Le 17 mars 1980. Ma mère perd patience en voyant Louise agir : jalouse d’Axel, qu’elle insulte constamment malgré toute l’aide qu’il donne, Louise commençait à bosser tout le monde dans la maison… Ma mère se met en colère et crie à Serge qu’il s’est « trempé la queue dans la merde ! » […] – José avait oublié combien sa mère pouvait être vulgaire quand elle se fâchait. Il réalise soudainement que Louise et Serge provoquaient une vulgarité assez similaire chez lui (voir un peu plus haut). Il se dit que c'est une autre preuve que la pomme ne tombe jamais loin de l'arbre. 

Le 21 mars 1980. Serge s’arrange pour se louer un logement à 110$ par mois, au moins jusqu’au premier juillet.

Quelques jours plus tard, José recommence à respirer normalement…

Ce dont nous avons besoin est d'aimer sans nous épuiser [...]
N'ayez pas peur d'aimer jusqu'à la souffrance.
(Mère Teresa – et ses contradictions)

 

 

Mère Teresa est née en 1910. Elle devient religieuse en 1928 et fonde les Missionnaires de la charité en 1950 qui s’établissent à Calcutta, en Inde. Selon mes sources variées (notamment celle de Wikipédia), elle aurait consacré aux autres, plus de 40 ans de sa vie. On dit qu'elle était une mère pour tout le monde, peu importe sa couleur, son sexe ou sa religion. Elle ouvrait des hospices pour accueillir et s’occuper des enfants abandonnés, des lépreux rejetés par leur famille, des handicapés, des mourants, des pauvres, des alcooliques, des drogués ou des victimes du sida. On dit qu’elle est la femme la plus aimée du XXe siècle. Elle a gagné le prix Nobel de la paix le 17 octobre 1979. Bien plus tard, après sa mort (en 1997), elle a été béatifiée par le pape Jean-Paul II (en 2003) et canonisée par le pape François (en 2016).

« Mère Teresa était complètement folle ! » J’ai toujours aimé dire ça pour faire réagir. Souvent pour convaincre les gens qui s’en demandent beaucoup trop d’arrêter de se prendre pour des mères Teresa. Je me disais que c’était complètement fou de se donner comme ça, sans compter et sans penser à soi-même. Je leur rappelais que si Mère Teresa se consacrait autant aux indigents, elle n’essayait pas, en même temps, de se consacrer à un amoureux ou à une famille, à mettre au monde un enfant et l’éduquer, à travailler pour payer l’entretien et les frais de sa maison, à s’occuper de ses parents malades, etc.

Que pouvez-vous faire pour promouvoir la paix dans le monde ?
Rentrer chez vous et aimer votre famille !
(Mère Teresa)

Je ne connaissais rien d’autre de Mère Teresa que son symbole, cette image de don de soi véhiculée dans l’actualité. Une image qui me faisait penser à personne d’autre qu’à ma mère. Et je considérais, très jeune déjà, que ma mère se rendait malade à penser aux autres avant elle-même. Je me suis même dit que c'était la cause de sa mort : son trop grand cœur (voir Bio-09 : Lettres de la mère morte). Faut être fou pour s’oublier complètement. Faire preuve d’empathie est humain ; assurer sa survie aussi !

Aujourd’hui, je regarde ça d’un autre œil. Ma mère n’était pas une sainte, ni vraiment saine. Elle se dévouait pour les autres parce qu’elle ne savait pas être en véritable relation. Elle était toujours en « agence », au service de tout le monde, à faire de son mieux pour répondre aux besoins de tout le monde, ou plutôt, répondre aux besoins qu’elle imaginait chez les autres. C’était une de ses défenses qui lui permettait d’éviter de ressentir sa grande vulnérabilité quand elle essayait d'être en relation (chose que personne ne lui avait appris à faire). J’en ai souvent souffert parce que je ne la sentais pas vraiment là, avec moi, en relation affective. Elle se cachait, se protégeait derrière ses actions aux allures de don de soi, à essayer de répondre à des besoins que je n’avais même pas le temps d’exprimer (ou même de ressentir). Je ne lui en veux plus pour ça ; j’ai compris que c’est tout ce qu’on lui avait appris dans la vie, s’occuper des autres pour gagner son ciel ou pour se sentir aimée. Abandonnée par ses parents et éduquée par des religieuses sévères, comme tous ceux qu'on a baptisés « Les enfants de Duplessis », elle ne pouvait espérer rien d’autre.

Le sacrifice, s’il est réel, doit nous coûter, nous faire mal, nous vider de nous-mêmes.
(Mère Teresa)

J’ai appris, pendant mes études, que l’altruisme n’existait pas vraiment. On ne se donnerait pas vraiment pour rien, sans obtenir quelque chose en retour. Par exemple, on se donne parce que ça nous fait nous sentir mieux. Parfois on est conscient du bien être que nous procure notre don, parfois ça reste inconscient et ça fait partie de notre système de défense.

J’ai lu aussi, dernièrement, un texte au titre évocateur : Mère Teresa : tout sauf une sainte…1  Ça parle d’une analyse des écrits publiés sur mère Teresa « qui déboulonne le mythe d’altruisme et de générosité accolé au personnage » en révélant des faits étonnants sur : « sa manière pour le moins discutable de soigner les malades ; ses contacts politiques douteux ; sa curieuse gestion des faramineuses sommes d'argent qu'elle a reçues et un dogmatisme excessif notamment à l'égard de l'avortement, de la contraception et du divorce. »

Le plus grand destructeur de la paix aujourd’hui est le crime commis contre l’innocent enfant à naître.
Si une mère peut tuer son propre enfant, dans son propre sein, qu’est-ce qui nous empêche,
à vous et à moi, de nous entre tuer les uns les autres ?

(Mère Teresa)

Les auteurs soulignent notamment que ces missions étaient surtout des mouroirs où on pouvait observer un important manque d’hygiène, une rareté de soins réels, un régime alimentaire insuffisant et l’absence d’antidouleurs. Pourtant, elle ne manquait pas d’argent grâce à sa fondation, mais elle avait une conception particulière de la souffrance. Pour elle, il y avait quelque chose de beau à voir les pauvres accepter leur sort, souffrir comme le Christ sur la croix. Même si pour elle-même, quand il est venu le temps de recevoir des soins palliatifs, « c’est dans un hôpital américain ultra moderne qu’elle les a reçus ». Et les chercheurs se demandent bien où sont passés les millions destinés aux miséreux qui transitaient dans des comptes tenus secrets.

Les auteurs soulignent tout de même l’effet positif du mythe de Mère Teresa : « Si l'extraordinaire figure de Mère Teresa transmise à l'imaginaire collectif a suscité des vocations d'humanitaires authentiquement engagés auprès de populations écrasées par la misère, on ne peut que s'en réjouir. »

Quant à moi : je continue de croire qu’avec toute vocation, comme avec toute addiction, la modération a bien meilleur goût !

José, mai 2023.

 

À suivre dans: Bio-17 : OUI

Fait suite à : Bio-15 : Irrésistible 

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Notes, références et légendes des figures (numérotées de haut en bas)

Fig. 1 : Montage de deux photos avec la mère de José et les enfants vietnamiens dont elle prenait soins, dans les années 70. Photographe inconnu.

Fig. 2 : Mère de José, dans les années 70. Photographe inconnu.

Fig. 3 : Mère Teresa avec un groupe d'enfants de Calcutta. Extrait d'une photo qui circule partout sur Internet. Photographe inconnu.

1 : Voir l'article avec le lien suivant,  https://nouvelles.umontreal.ca/article/2013/02/21/mere-teresa-tout-sauf-une-sainte/ , consulté le 18 mai 2023.

 

N.B. : Le texte ci-dessus est basé sur une histoire vraie. Cependant, n'oubliez pas que :
1) mes avertissements généraux s'appliquent aussi aux textes de cette section ;
2) il s'agit de ma propre vérité, à partir de mes points de vue et jugements personnels du moment ;
3) la mémoire est toujours un processus de reconstruction mentale et une faculté qui oublie ;
4) presque tous les personnages ont des noms fictifs.

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