Le 1 septembre 1979. J’apprends par cœur une partie d’une chanson que j’ai entendu France chanter cet été : Goodbye Stranger. Je veux pouvoir la chanter avec elle lorsque nous nous reverrons.
José se rappelle que c’est grâce à France et à Éliane (son prochain – Attention, Spoiler ! – grand amour impossible) qu’il a découvert le groupe Supertramp. C’était son premier groupe rock, lui qui était plus un fan de chanteurs français (Sardou, Dassin et Lama en tête de peloton) ou de Québécois, un peu quétaines peut-être, comme René Simard, Ginette Reno, Nicole Martin et Daniel Hétu. C'était bien avant sa découverte de Paul Piché, Harmonium, Beau Dommage ou Richard Séguin. Quand Serge se rendit compte de l'intérêt de José pour les succès de Supertramp, il s’empressa de dire à sa mère que José écoutait de la musique de drogué – comme lui !
Rêve musical
Quand je veux penser à toi ma belle France
Je m’étends sur mon lit, tête contre l’oreiller
Et sur des slows bilangues qui me chantent des romances
Je rêve à nos vacances de journées ensoleillées
Je te revois, toute seule, un nuage de vapeur rose
Entourant tes cheveux de feu flottant dans les flots du vent
Un sourire sur tes tendres lèvres couleur d’un jardin de roses
Et de beaux yeux qui reflètent une lumière de savant
Plus les chants mélodieux des artistes s’attristent
Plus mon cœur s’agrandit d’amour impossible
Et ma gorge s’étrangle sous le poids d’une cible
Et quelques fois sur mes joues, des gouttelettes de larmes
Se posent doucement, sous la peur de ne jamais t’avoir
Toi ma belle, et le sommeil l’emporte contre mes armes
José, octobre 1979.
Le 5 septembre 1979. C’était la rentrée aujourd’hui. Avant de revenir, je retrouve mon ami Roger – vous vous souvenez du gars qui voulait devenir prêtre – et son copain Denis, à l’auditorium de l’école. Quand nous sortons, Denis retourne chez lui, juste en face de la polyvalente Jeanne-Mance, alors que Roger marche avec moi sur la rue Rachel. Nous partons de la rue Bordeau jusqu’à la rue Des Érables. Habituellement, il tournait à droite vers la rue Sherbrooke et moi, à gauche vers la rue Marie-Anne. Mais là, il décide de venir manger chez moi. Nous parlons de nos vacances. Il n’arrête pas de parler d’une belle blonde de l’école dont il est amoureux. Tellement, qu’il ne me laisse pas la chance de lui parler vraiment de France. […]
Nous allons dans ma chambre pendant que ma mère prépare un riz aux tomates et au bœuf. Il regarde mes chefs-d’œuvre et essaie de soulever 50 livres. Pendant le dîner ma mère nous demande si nous avons des cours ensemble : pas un seul ! Après le diner Ti-Gus (le fils de Mme Laplante, la voisine un peu folle) nous demande de l’aide pour transporter une télé couleur. […]
Le soir, ma mère retourne à la cour – pour Serge s’imagine José. Colombe est chez Mme Drouin pour jouer avec Steve, son partenaire de danse. Je reste tout seul à la maison et, alors que j’ai envie d’appeler France, je me dégonfle encore.
Plus tard, j’écoute les amies de ma mère discuter de communisme-socialisme. – José se rappelle que sa mère lui disait que tout cela était secret, qu’il ne devait pas en parler, à personne, parce que d’une certaine manière, ils étaient en train de préparer une révolution, même si ce soir-là le sujet tournait autour de la création d’un magasin communautaire où, pour éviter de payer des prix de fou, les acheteurs pourraient venir travailler gratuitement, un jour par semaine.
Le 8 septembre 1979. Hier, Serge a appelé 2 constables pour faire embarquer Louise (qui était encore en fugue). Aujourd’hui, l’ami de Serge, qui la gardait chez lui, rapporte des choses qui appartiennent à mon frère. Il dit que lui aussi voulait se débarrasser de Louise. Il dit que c’est une fille qui veut juste coucher avec n’importe quel gars. Il avoue avoir couché avec elle. Il termine en disant qu’elle était enceinte. Serge s’en fout complètement. Elle s’est assez foutue de lui ; il ne veut plus rien savoir d’elle et c’est tant mieux. […]
Le 19 septembre 1979. Réal, le fils aîné de Mme Drouin, vient me demander si j’étais capable de dessiner sur un mur penché en 45 degrés mesurant 6 par 4 pieds. Il voulait que j’écrive le slogan du magasin où il travaillait comme gérant. C’est sa sœur Lise (ma coiffeuse) qui lui avait dit que j’étais très bon en dessin. Je lui dis que je n’avais jamais fait ça et qu’il fallait que je me pratique sur une feuille avant. Je me mis d’accord avec lui pour faire un dessin pour ce soir, qu’il puisse le montrer à son patron demain. Quand il revient plus tard, il me dit que ce que j’ai fait est parfait. – C’est comme ça que José a obtenu son premier contrat, son premier emploi, et qu'il a fait son premier saut dans le monde des adultes. […]
À l’école, tout va bien. Je deviens très ami avec Donald avec qui j’ai 3 cours. En anglais, il peut m’aider, il est déjà bilingue, je pense. En arts plastiques, il n’aime pas le prof parce que celui-ci n’aime pas ce qu’il fait comme travaux mais il est content que je l’aide parce que moi, le prof m’aime beaucoup. En éducation physique, je n’arrête pas de le faire rire. En natation par exemple, il fallait s’assoir dans un long escalier pour attendre le prof. Et personne ne parlait. Pour faire rire Donald, j’osais dire à haute voix, « on se croirait dans un vrai salon funéraire ». Je n’ai pu faire ça qu’une fois parce qu’après ça, comme j’étais exempté, j’allais passer chacune de ces périodes à la bibliothèque.
Le 23 septembre 1979. C’est là que José raconte, pendant 10 pages, sa première vraie journée de travail. Ça lui prend la journée pour dessiner, au crayon marqueur, les mots sur le mur du magasin avec l’aide de Réal. José a fait ça à main levée, sans pochoir, mais ce fut plus difficile que ce qu’ils avaient imaginé tous les deux. Il a été payé 5$/h à partir du moment où il quittait la maison jusqu'à son retour. José a surtout gagné un peu plus de confiance en lui ce jour-là, mais il a aussi réalisé qu’il n’en ferait pas un métier, quoiqu’en pensait Réal qui avait déjà des idées de contrat pour lui (lettrage et dessin commercial sur un camion). Le lettrage n’était pas sa force et ne lui procurait pas autant de plaisir que le dessin.
Yellow
C’est
presqu’un
compte
d’épargne
J'avoue que, à partir de septembre 1979, et pendant un long moment, je deviens très bizarre. José se met vraiment à écrire n’importe quoi sur mes feuilles : des histoires qui ne sont pas arrivées, sans préciser nulle part que ça sortait tout droit de son imagination. C’est seulement lorsqu’il pense à faire cette version, en pleine crise de la quarantaine, qu’il se met à rayer tout ce qui ne lui paraît pas réel. Entre autres, il avait scénarisé les trépidantes aventures sexuelles et de gangster de son frère. Il le voyait se battre avec un couteau, charmer des filles pour coucher avec elles et passer à côté d'un véritable amour romantique parce qu'il était trop con pour s'en rendre compte.
En revanche, ce qu'il raconte de l'aventure de Serge et de la sableuse de M. Capital (le grand père de mon cousin Yvan – avec un nom fictif qui fait bien rire José, emprunté à un cabinet d’audit et d’expertise comptable qui n’a rien à voir dans l’histoire) est totalement vrai.
Résumons un peu la situation : pour se protéger de son ami (celui qui se vantait de coucher avec son ex-blonde Louise) avec qui il s’était brouillé (un coup de poing donné en pleine face avait entrainé des menaces de mort), Serge s’était procuré un canif dans un pawn shop, en y échangeant une sableuse électrique qu’il avait « empruntée » à M. Capital. José trouvait ça presque jouissif de voir M. Capital, qu’il considérait comme immensément trop riche, être désespérément à la recherche de sa sableuse. Mais il se souvient particulièrement d’un moment inoubliable : son frère qui se sauve par la fenêtre.
José avait été bien impressionné par le saut qu’avait dû faire son frère, entre sa fenêtre et le balcon. À cette époque, Serge occupait la chambre qui donnait sur le salon. Le mur de celle-ci faisait un « L » avec celui de l’arrière de l’appartement (salle de bain, cuisine et la shed). Le balcon arrière était seulement accessible par la porte qui donnait dans la cuisine ou la fenêtre du salon. José n’avait rien vu passer alors qu’il regardait la télé dans le salon ; il faisait noir dehors. Il n’avait entendu qu’un craquement. Son frère aurait pu se blesser gravement en tombant du deuxième étage, mais au lieu de ça, il avait réussi à s’agripper à la rambarde et à descendre par un des piliers du balcon. Sa mère était bien surprise – mais peut-être un peu fière – de ne plus le trouver dans la pièce où elle l’avait confiné le temps de discuter avec le bonhomme Capital. Serge s’était sauvé, sans dire Goodbye à personne, pour aller récupérer la sableuse et la ramener pour éviter d’autres conséquences.
Le 1 janvier 1980. Nous sommes allés à une fête très amusante chez Denise, la cousine de ma mère (sœur de Martine), et son mari Bart. Je rencontre plusieurs cousins que je ne connaissais pas.
Le 12 janvier 1980. Pour les 18 ans de mon frère, on fait un party chez nous et on invite le même monde que nous avions rencontré au jour de l’An chez Denise. Je m’aperçois que mes grands cousins sont des gens merveilleux et que mes cousines sont faciles à taquiner, plaisantes et comiques. Jamais je n’oublierai une soirée aussi belle.
Le 20 janvier 1980. On apprend que Serge recommence à revoir Louise qui vit maintenant chez sa mère.
Le 25 janvier 1980. La grève des profs nous donne un congé, ce qui permet la planification de mon opération.
Le 29 janvier 1980. Le docteur m’appelle pour mon opération. On m’hospitalise vers 2 h et mon opération est le lendemain à la même heure. Je sors le 31 janvier au matin. Seules ma mère et ma cousine Denise sont venues me voir. J’étais très heureux de leur visite – José commence à aimer de plus en plus Denise, qu’il considérera un jour comme sa deuxième mère.
À suivre dans : Bio-15 : Irrésistible
Fait suite à: Bio-13 : Retour en arrière d'un sexagénaire en devenir
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Notes, références et légendes des figures (numérotées de haut en bas)
Fig.1 : Pochette du single Goodbye Stranger du groupe Supertramp. Paroles et musique de Rick Davies et Roger Hodgson. A&M Records (1979).
N.B. : Le texte ci-dessus est basé sur une histoire vraie. Cependant, n'oubliez pas que :
1) mes avertissements généraux s'appliquent aussi aux textes de cette section ;
2) il s'agit de ma propre vérité, à partir de mes points de vue et jugements personnels du moment ;
3) la mémoire est toujours un processus de reconstruction mentale et une faculté qui oublie ;
4) presque tous les personnages ont des noms fictifs.