Bio-7: Ma naissance

Bio-7: Ma naissance

Un jour, en me recueillant, étendu sur mon lit, je me retrouvai au milieu de la route de ma vie. Je m'efforçais de descendre dans le temps pour parcourir événements avant événements. Et je pouvais revenir le jour même de ma naissance.

Je créais dans ma tête la métropole de l'époque, la métropole enfouie sous la neige froide ; oui, Montréal sous les débris d'une avalanche imaginaire.

Le matin se levait paisiblement, couronné d'une petite chute de flocons miniatures dont je semblais encore voir ce jour-là les reflets subtils. Presque rien ne bougeait sous ce masque blanchi par la glace ; les rues étaient désertes ; seuls quelques emballages de chocolats, débris de la St-Valentin, s'envolaient dans un tourbillon de vent frais.

Malgré tout, un homme, pas plus fou que les autres, se risquait pourtant à marcher contre la petite rafale de neige glacée ; cet homme, c'était lui, le médecin de famille de ma famille, lui, le simple et modeste docteur Adrien Robert.

Il se réchauffait à peine dans son vieux manteau d’hiver, l'ancien chapeau de son père lui camouflait la tête et ses grandes « claques » de caoutchouc recouvraient encore ses chaussures noires. Hélas, il avait oublié ses gants, et ses mains commençaient à geler. Même si la poudrerie lui pinçait le visage et si le froid lui engourdissait chaque doigt, il se ruait vers l'avant en s'accrochant à sa petite trousse noire dont il se servait pour chaque patient chez qui il allait rendre des visites quotidiennes.

Il zigzaguait entre les buttes et les voitures enneigées, tout en évitant de peu les flaques de verglas. Il marchait rapidement, terriblement pressé. Il avait d’ailleurs une bonne raison ; il ne prenait même pas le temps d'admirer les gros bonshommes de neige, aux longs chapeaux bizarres, aux nez de carotte et aux yeux de billes cristallines, que les enfants avaient créés pour amuser les passants.

Il s'arrêta finalement devant une vieille maison ; une pauvre maison de piteuse allure, si on la comparait au grand bloc d'appartements érigé sur l'autre côté de la rue Chambord. La neige semblait tellement lourde sur ses petites épaules de bois et de briques que le docteur lui-même pensait qu'elle s'écroulerait au moindre soupir du vent. Il l'admira, sourit et ouvrit la porte, nouvellement installée, qui ne grinça même pas. Une fois à l'intérieur, il grimpa une trentaine de marches, longea un long couloir et frappa à trois reprises dans une porte soigneusement nettoyée. Puis, un homme d'à peine son âge lui ouvrit la porte. Après maintes salutations, il fit enfin quelques pas dans le lieu même de ma naissance.

Ce n'était qu'une petite chambre pauvrette constituée d'une jolie cloison vitrée, d'un plafond vétuste et de trois murs tapissés de papier peint déchiré à quelques endroits. De la porte, en regardant vers la droite, on admirait un merveilleux lit de bébé coloré d'un rose et d'un violet reluisant. Comme drôlerie : un petit meuble d'enfant qui semblait se reposer contre un oreiller de bois et de verre que formait la cloison qui, elle, servait par moment de muraille de Chine contre la fumée que dégageaient les bûches de papier dans le vieux poêle installé dans la cuisine commune.

Le lit où accoucha ma mère était au centre de la pièce, entouré de boîtes de carton vestiges d'un « entre deux déménagements ».

Moi, j'étais dans l'obscurité complète, rien ne se présentait à ma pauvre vision. C'était noir, noir, noir, comme du charbon. J'étais prisonnier, mais un prisonnier heureux de son sort. Des machins plus ou moins doux se frottaient contre moi. J'étais coincé, je ne pouvais pas remuer comme bon me semblait.

Le Bon Dieu devait être près de moi et devait me parler. « Mon petit garçon, tes parents t'appellerons José. Je vais bientôt te lancer dans la vie où tu devras te défendre toi-même, où tu passeras de la joie à la tristesse, de l'amour à la rancune, de la paix à la guerre, de la facilité à la difficulté, de l'alliance à la séparation, puis enfin, de la vie à la mort. Tu feras face à tous ces problèmes, à toutes ces épreuves, mais si tu me fais confiance, ils se régleront tous aussi facilement qu'ils seront arrivés. Maintenant, va, mon fils. »

À ce moment-là, instinctivement, je me mis à pousser de toutes mes forces pour pouvoir m'échapper de ce coin perdu. Mes orteils touchaient à une couche gluante, mais mon instinct me poussa à la frapper du bout des pieds. À un moment donné, je me suis senti tourner en rond ; puis, deux parois se collèrent à mon crâne. Je sursautai, mais je ne pus m'écrier comme j'en sentais l'envie. Puis, les deux parois de tissus visqueux se glissèrent jusqu'à mon cou. Immédiatement, sans que je ne les attende, deux autres parois, plutôt des leviers cette fois, me saisirent la tête. Ce fut suffisant pour me faire crier de terreur. Ma gorge envoyait des sons très aigus qui devaient résonner dans une grande pièce. Mes pieds traversèrent enfin la paroi élastique pour me laisser suspendu en l'air, entre les mains d'un étranger que je ne pouvais même pas voir. Je recommençai à pleurnicher, j'avais peur de ces choses noires qui me touchaient. Soudain, mon derrière toucha à un liquide tiède apaisant. Mais on me glissa tranquillement au grand complet dans ce liquide inconnu. J’eus peur alors de me noyer et je me mis à crier de plus en plus fort.

J'avais assez hâte que ce cauchemar se termine enfin.

Hélas, ce cauchemar n'est pas encore fini.  Ma naissance s'est produite à peu près de la façon dont je viens de vous la décrire. Je suis né sur la rue Chambord, sur le Plateau Mont‑Royal.  C'était chez mon grand-père (le père de ma mère) qui louait une chambre à mes parents. C'est vraiment le bon vieux Adrien Robert qui est venu aider ma mère. C'est lui qui a rempli mon Dossier de bébé. On peut encore y lire que je suis né le matin, à neuf heures et cinquante minutes, et que je pesais sept livres et demi.

José, 1980.

 

José a toujours eu de la difficulté à répondre à une question aussi simple que : quelle est votre date de naissance ? Encore aujourd’hui, il hésite avant de répondre. Est-ce le 18 ou le 19 ? À l'époque où il était encore un tout jeune homme, il utilisait les deux dates en même temps. Il était inscrit à l'école avec le 19 et sa carte d'assurance-maladie utilisait cette même date ; mais beaucoup d'autres papiers importants portaient le 18.

En réalité, il est né le 19. Son père est le grand responsable de toute cette confusion. En signant l'extrait de baptême, il s'est trompé d'un jour et a inscrit le 18. Sa mère dit que c’est parce qu’il a trouvé l’attente difficile et qu’il n’avait pas dormi de toute la nuit.

Alors, quand José a eu besoin de son baptistaire pour avoir un numéro d’assurance sociale (obligatoire pour travailler et surtout, pour payer de l’impôt), il a dû utiliser le 18 comme date officielle. Imaginez-vous la confusion quand il a demandé des prêts et bourses pour aller au cégep, son code permanent était lié au 19 (comme c’était sa mère qui l’avait inscrit à l’école) alors que son dossier d’impôt était lié au 18. Pour éviter la confusion, José a même trafiqué son extrait de baptême, avec du liquid paper et sa vieille dactylo. Il avait remarqué que les sœurs corrigeaient leurs erreurs comme ça sur les copies officielles. Il a même failli changer son deuxième prénom qu’il n’aimait pas beaucoup : Claïr (celui de son grand-père). Les originaux étant écrits à la main, la bonne sœur avait cru lire Alain, à la place. Son honnêteté l’avait poussé à lui faire corriger l’erreur même si, en y repensant, ça avait été tentant de changer de prénom.

Malgré ses hésitations constantes, José ne s’en fait plus avec sa date de naissance, il a compris depuis longtemps qu’il pouvait en profiter. Qui peut se vanter d’être né deux jours de suite ? Qui d’autre a la chance de fêter son anniversaire deux fois par année ?

On voit bien la date sur ce petit dessin que sa mère a toujours conservé en souvenir de ses deux ans. José s’est toujours demandé si sa mère ne l'avait pas fait à sa place. Il l’aurait dessiné tout seul, et elle se serait contentée de repasser par-dessus avec un crayon feutre pour mieux le conserver. De toute façon, il parait que le docteur qui venait soigner son père lui a dit de le conserver parce que José serait heureux de le voir plus tard. 

En revoyant ce dessin, il s’est dit souvent, malgré ses doutes, que dès son enfance, il avait une main d'artiste…

 

 

À suivre dans : Bio-8: Fièvre de la campagne

Fait suite à : Bio-6: Casse-tête

 

 

-----------------------------------------------------------------------
Notes, références et légendes des figures (numérotées de haut en bas)

Fig. 1 : José en 1964 ou 1965. Photo de sa mère.

Fig. 2 : Dessin de José à l’âge de deux ans.

 

N.B. : Le texte ci-dessus est basé sur une histoire vraie. Cependant, n'oubliez pas que :
1) mes avertissements généraux s'appliquent aussi aux textes de cette section ;
2) il s'agit de ma propre vérité, à partir de mes points de vue et jugements personnels du moment ;
3) la mémoire est toujours un processus de reconstruction mentale et une faculté qui oublie ;
4) presque tous les personnages ont des noms fictifs.

MPMC

Please publish modules in offcanvas position.